Joel Brassy, retraité, passionné de philosophie et ayant suivi dans sa jeunesse les séminaires de  Gilles Deleuze pendant plusieurs années, nous parle de la lucidité à travers Spinoza.

« La lucidité,
c’est savoir distinguer le réel de l’imaginaire »

Introduction

Certains pourraient penser que vivre dans la lucidité et donc sans illusions mène à une vie désabusée, voire triste.
 Pour moi, au contraire, elle rend possible une vie heureuse qui pourrait être la sagesse et que Spinoza, dont je vais beaucoup parler ici, appelle joie et mieux béatitude.

A titre liminaire, je précise que ce texte n’est pas une étude sur Spinoza mais l’expression d’une vision personnelle qui se retrouve dans l’œuvre de Spinoza et en utilise certaines idées. Les puristes de Spinoza ne s’y retrouveront peut-être pas, mais je considère la philosophie comme une boite à outil pour libérer sa pensée des préjugés et idées fausses qui nous empêchent d’avoir une vision claire de la réalité.

La philosophie nous aide à être plus lucide.

La lucidité, c’est savoir distinguer le réel de l’imaginaire.

La lucidité permet d’être mieux ancré dans la réalité et donc de mieux la vivre, de répondre avec sérénité et efficacité à ses exigences et, surtout, de se sentir plus heureux et libre. Pour ce faire, il est nécessaire de  prendre conscience, puis de comprendre comment notre imaginaire prend le pas sur le réel au lieu de le servir, ce qui se traduit par un certain nombre de confusions dont je parlerai et qui révèlent un manque de connaissance de soi et du monde
.

La lucidité est alors la capacité à distinguer ce qui est confondu, en l’occurrence le réel et l’imaginaire.
Afin d’expliquer comment réaliser cette distinction entre l’imaginaire et le réel, je m’aiderai des trois genres de connaissance de Spinoza, à savoir l’imagination, la raison et l’intuition.

  • Le premier genre de connaissance est celui de la vie confuse, dans laquelle la conscience semble dormir et se confondre avec l’imaginaire, sans contact direct avec le réel, celui-ci étant alors lui aussi confondu avec l’imaginaire.
Pour le dire autrement, l’individu n’est pas ici dans le monde mais dans son monde.
  • Le deuxième genre est celui de l’éveil de la conscience, une conscience qui se libère de l’imaginaire grâce à l’usage de la raison
.
  • Le troisième genre est celui du contact direct de la conscience avec le réel par l’intuition.

Après avoir montré dans un premier temps que la lucidité est l’instrument de la connaissance de soi et du monde, nous emprunterons le chemin des trois genres de la connaissance pour avancer vers elle.

I/ La lucidité, instrument de la connaissance de soi et du monde

A/ Présentation des concepts clés

La conscience

Nous sommes avant tout des êtres conscients et ne pouvons donc pas faire autrement que d’être conscient de ce que nous vivons.
 Ainsi nous ne pouvons pas penser sans savoir que nous pensons, ni vivre sans savoir que nous vivons, ni éprouver un sentiment sans le savoir : la souffrance se sait, comme la joie.

Ce savoir, cette conscience n’a pas besoin de se dire, de se formuler intellectuellement : c’est une conscience directe.
 Vivre ce n’est pas seulement exister objectivement, c’est d’abord éprouver que nous vivons. Tout le monde se sait vivre et exister : il y a donc en nous une conscience qui nous donne le sentiment de l’existence, à savoir le sentiment de nous-même.

Cette conscience nous l’appréhendons d’abord comme une sorte de témoin qui constate ce qui se passe en nous ; c’est la petite voix silencieuse que nous entendons parfois lorsque nous cessons de nous raconter des histoires.

Cette conscience est avant tout présence et la condition fondamentale de tout existant.

Existence, Etant et Etre

Pour mieux comprendre ce qu’est cette existence, je ferai appel à deux concepts : l’étant et l’être.
Qu’est-ce que l’étant ?
 Selon Heidegger, l’étant est ce qui apparait, ce qui est descriptible et saisissable.
 L’étant est une manière d’être ou d’exister. 
C’est ce que nous percevons de l’être dans sa manifestation : une expression et une forme particulière.

Qu’est ce que l’être ?
 L’être est la condition des étants, le fond par rapport à la forme pour ainsi dire. Il est donc par définition sans forme, sans limite.

Etre et étant ne sont pas séparés.

Prenons la phrase suivante : « c’est une table. » 
La table, c’est un étant : nous pouvons la décrire, la mettre en relation avec son environnement, penser à son origine et à sa finalité ; mais le  »est  », c’est ce qui fait que la table est table, c’est la présence de la table, sa réalité.

Une des difficultés majeures de la philosophie est d’appréhender cet être, de le concevoir.

En effet, la table est descriptible, elle a un commencement et une fin. Mais comment décrire l’être, penser son commencement ou sa fin ? 
C’est impossible
. C’est l’invisible du visible.

Le peintre Paul Klee disait que « l’art ne reproduit pas le visible mais rend visible l’invisible. »

Mais l’invisible n’est pas rien : il est présence, une présence non séparable de notre existence.

Cette difficulté de conception explique, comme le relève Heidegger, que la métaphysique, depuis les grecs, se caractérise par l’oubli de l’être ; du fait de cet oubli, Dieu est considéré comme un super étant et non comme l’être lui-même : l’être est confondu avec l’étant. 
En effet, lorsque nous nous posons la question de l’existence de Dieu en se demandant s’il existe ou pas, nous en faisons un existant.

Mais si nous le considérons comme étant l’existence elle-même, à savoir l’être, la question ne se pose plus.
 Il est en effet absurde de se demander si l’existence existe.
 Or l’être heideggérien ou le Dieu de Spinoza est cette existence.

Dieu pour Spinoza est un Dieu immanent et non pas transcendant, un Dieu identique à la nature et dans lequel nous baignons comme un poisson dans l’eau. 
Rien n’est en dehors de lui, tout est en lui, nous sommes en lui. 
Et comme nous ne sommes pas séparés de lui, nous sommes aussi lui.

Cette existence ou réalité nous l’appelons aussi la vie

L’unité de l’Existence et de la Conscience

Constamment, parfois sans nous en rendre compte, nous parlons de Dieu ; mais nous le nommons existence, vie, nature et réalité.
 Nous avons déjà ce savoir en nous mais nous ne le comprenons pas car nous vivons la plupart du temps en dehors de la vie, la mettant en arrière plan : nous l’oublions, préoccupés avant tout par les choses de la vie.

Nous savons intuitivement que tout se passe en elle mais nous nous différencions d’elle, en l’extériorisant.

Si au lieu de nous considérer comme des existants et des consciences individuelles dans un corps, au sein d’un monde jugé extérieur, nous pouvions comprendre et ressentir notre unité avec la vie, alors nous verrions que nous sommes cette vie avant d’être un existant dans la vie.
La conscience et la vie – et donc le monde – sont alors une seule et même chose.

La vie n’est donc pas seulement quelque chose d’objectif et d’extérieur, limitée à l’univers physique – objet des scientifiques – mais quelque chose de subjectif que nous vivons aussi de l’intérieur.

Nous devrions vivre et ressentir que rien n’est séparé et que l’univers est un tout, une globalité qui ne connaît pas les limites du temps et de l’espace – lesquels pour Kant, rappelons-le, ne sont que des a priori de notre sensibilité, c’est-à-dire un cadre et une condition pour percevoir le monde et non pas une réalité objective.

De ce point de vue, le temps et l’espace et ses limites n’existent que dans notre pensée, dans notre regard.
 Le monde perçu par notre conscience ordinaire n’est qu’un phénomène, une représentation. La ‘’réalité en soi ‘’ pour Kant échappe à notre entendement.

Autrement dit, notre pensée ne peut pas accéder au réel, elle est toujours en retard sur le réel, elle est comme un filtre nous empêchant d’avoir un contact direct et immédiat et de ressentir notre unité avec lui.

Or nous ne sommes pas en dehors de la vie, nous n’en sommes pas séparés puisque par définition la vie est une.

La métaphore de la vague et l’océan

Voici une métaphore éclairante :
 Nous procédons tous de la même substance matérielle que les choses de la nature ; nous sommes chacun des expressions de cette nature comme les vagues sont l’expression de l’océan.
 Nous nous prenons pour une vague particulière, différente des autres vagues, apparaissant un moment puis disparaissant (naissance et mort), et nous vivons le monde qui nous entoure, celui des autres vagues, comme une réalité extérieure à nous.
 Du point de vue de la forme de la vague, c’est exact ; mais du point de vue de ce qui en fait une réalité, à savoir sa substance, c’est inexact. 
Notre propre nature en tant que vague, c’est d’être de l’eau.
 L’eau est notre substance, une substance commune à tout ce qui nous entoure.
 Si nous en prenons conscience, nous nous sentons alors reliés à toutes les autres vagues.
 La séparation entre l’intérieur et l’extérieur cesse, tout comme s’évanouissent les notions de mort et de naissance.
En tant qu’eau ou substance, nous sommes en effet éternels et en union totale avec le monde. Nous avons pris la forme provisoire et limitée d’une vague mais en réalité, nous sommes l’océan et donc illimités.

Selon Freud, le nourrisson, dans un premier temps, ne ressent aucune séparation entre lui et le monde extérieur. Il éprouve, dit Freud, un sentiment ‘’océanique’’.
 Son moi – nommé « moi primaire » car relié à la source et d’abord à sa mère – n’est pas encore constitué en tant que moi distinct du monde ; il lui faudra apprendre le langage et se regarder dans un miroir pour se construire une identité individuelle dite « moi secondaire » mais au prix de la perte de l’unité et du sentiment océanique.

C’est le monde de la séparation, le monde de la représentation et du primat des mots sur les choses ; le monde du langage et donc de la perte du contact avec la vie immédiate.
 L’adulte, s’il veut retrouver ce paradis perdu, doit se relier à la mère nature.
 D’ailleurs, dans les religions orientales, en Inde en particulier, c’est l’image de la mère qui symbolise la divinité et non l’image du père.

Notre limitation et notre souffrance viennent de l’oubli de notre nature et de l’identification à notre forme individuelle de vague.
 Cette identification à notre forme revient à nous considérer comme une substance autonome distincte et bien séparée des autres.

C’est la pensée qui va extraire des vagues de l’océan, vagues qui ne sont que des abstractions.

C’est une façon de se prendre en tant qu’individu pour Dieu (égocentrisme).

Et c’est oublier qu’il n’y a qu’une substance, l’eau, qui prend toutes les formes et leur donne vie et réalité. De ce point de vue l’individu n’est pas une substance mais une expression et forme de cette substance.

Spinoza parlerait de mode, un mode étant une modification passagère de la substance, comme la vague est une modification ou une modulation de l’eau. J’y reviendrai.
 Nous sommes bien cette forme individuelle mais aussi toutes les autres, si nous nous plaçons du point de vue de la substance, c’est à dire de notre nature.

L’oubli de notre propre nature

Du fait de l’oubli de l’être et de la substance, nous prenons ce qui n’est qu’un étant pour l’être, et ce qui n’est qu’un mode de la substance pour une substance.
 Cela parce que nous ne comprenons pas la nature de la réalité et de ce que nous sommes.
Nous sommes d’abord dans la confusion : confusion entre l’être et l’étant, entre substance et mode, ce qui fait qu’au lieu de ne voir qu’un nous voyons « plusieurs », c’est-à-dire des multiplicités séparées, voir opposées les unes aux autres.
 Nous perdons alors ce qui les relie,  nous perdons la perception de l’unité du réel et de notre unité avec lui.

Nous ne voyons que le multiple, un chaos, sans voir son harmonie, à savoir l’un dans le multiple.
 Pour le dire plus simplement, nous ne voyons que les perles sans percevoir le collier : nous avons perdu le fil de la vie qui relie tout, « le fil de l’un ».

C’est la raison pour laquelle j’ai écrit au début de ce texte que la lucidité est d’abord de faire cette distinction entre le réel et l’imaginaire.

Synthèse
. Notre sentiment de nous-même, à cause de l’oubli de notre nature, est limité à notre individualité, une existence limitée par le temps et l’espace.
 Spinoza veut nous amener à la connaissance véritable et complète de nous-même, du monde et de Dieu, afin que nous puissions ‘ » sentir et expérimenter que nous sommes éternels « . Le fruit de cette connaissance, c’est la joie, une joie pure, sans cause extérieure, inhérente à notre être, que Spinoza appelle également béatitude.

Et si nous sommes dans la confusion, c’est que nous sommes victimes de notre imagination, d’idées fausses.
 Nous ne voyons que les effets des choses sur nous, effets que nous subissons sans en comprendre les causes et surtout la cause ultime : Dieu.

Spinoza nous dit que « tous les hommes connaissent Dieu ». Il veut dire que nous avons tous le sentiment de l’existence et de la vie.
 Mais du fait de notre mauvaise compréhension, nous limitons et divisons cette existence entre un sentiment subjectif d’exister que l’on appelle nous-même ou conscience, et une existence ou vie considérée comme seulement objective et en dehors de nous et que l’on nomme monde.

Or, la conscience et le monde sont les aspects différents d’une même réalité qui est l’existence.

«Chacun est heureux, quand il est toutes choses ; et malheureux, quand il n’est plus qu’individu »
Schopenhauer.

Il importe donc d’abord de savoir distinguer parmi les choses confuses et de revenir aux idées justes, lesquelles peuvent nous aider à retrouver un contact direct avec la réalité. Et c’est elle seule qui peut nous donner compréhension, joie et béatitude.

Le sentiment de nous-même s’élargit alors jusqu’aux dimensions de l’univers. Tel est le propos de Spinoza dans l’Ethique, sa grande œuvre.

B/ A la lumière de Spinoza

Spinoza, l’Existence ou Substance est Dieu

Le grand livre de Spinoza, l’Ethique, commence par Dieu qu’il nomme d’abord substance (l’eau, dans mon analogie de la vague et de l’océan).
 Il démontre ensuite qu’il n’y a qu’une seule substance : nous pourrions dire que l’homme et la nature sont intérieurs à Dieu ; mieux, que Dieu est la nature s’auto-créant.

Si Spinoza commence par Dieu, c’est qu’il est pour lui la chose la plus simple et la plus immédiate à comprendre : Dieu est tout simplement l’existence.

Le néant ne peut pas être

Et nous ne pouvons pas concevoir une extériorité à cette existence dans laquelle nous situer. Même si nous pensons à l’éventualité de la disparition de l’univers, nous disons : « il n’ y a plus rien », ou « il n’ y a que le néant ».
 Mais par l’expression « il y a », nous affirmons l’existence du néant, ce qui est une contradiction. Nous sommes réduits à dire qu’il n’ y a qu’un espace ou un vide sans univers, mais cet espace ‘’ est ‘’ : on ne peut pas imaginer et penser un pur néant.

La pensée implique une présence et jamais une absence. Cette présence est celle de la conscience qui pense, conscience identique à l’existence, et donc non individuelle, même si elle s’exprime individuellement. 
Concevoir l’inexistence ou le néant, c’est encore l’affirmer comme existant.

Il n’ y a donc que de l’existant (l’espace) ou plutôt de l’existence, même s’il n’y a apparemment plus rien.
 Comme disait Parménide, l’être est et le non être n’est pas.
 Le néant ne peut pas être.

Affirmer le néant comme une réalité est donc absurde.
 De même, il est absurde de dire qu’après la mort, il n’ y a plus rien, ou qu’après la mort, c’est le néant.
 Nous disparaissons en tant qu’individu, mais nous demeurons toujours en tant qu’existence. De ce point de vue, on ne nait ni ne meurt.
 Prenons une image : l’individu, son corps, est comme une bouteille qui contient et limite l’eau. La mort est celle de la bouteille, mais l’eau ne disparait pas, elle rejoint l’océan.

Réel et perfection

L’absence, le rien, le vide ne sont donc négatifs que pour celui qui ne conçoit de réel que le visible.
 Mais le réel est toujours positif, jamais négatif, une réalité à la fois objective et subjective, à la fois monde et conscience du monde.

Nous sommes toujours englobés par lui, nous ne pouvons pas en sortir, nous ne pouvons pas en concevoir le contour et la limite.
 C’est pourquoi l’existence est illimitée, sans extériorité.

Pour Spinoza, le réel est toute positivité et en ce sens parfait.
Comme il l’a écrit : « pour moi réalité et perfection, c’est la même chose ».

Autrement dit, la réalité ne manque de rien, tout est déjà là, complet.

Le réel ou substance comme cause de soi

Par ailleurs, il est impossible aussi de concevoir une cause ou une raison qui justifierait la réalité puisqu’elle est sans dehors.
 Spinoza en déduit qu’elle est sa propre cause, ou cause de soi : « Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence, c’est-à-dire ce dont la nature ne peut être conçue que comme existante».

L’existence, que Spinoza nomme substance, n’a besoin d’aucune autre idée pour être comprise ; c’est une idée qui se suffit à elle-même, une idée absolue, ce que Spinoza appelle une idée vraie.
 Cette existence pure est l’évidence même, elle est sa propre justification comme elle est sa propre cause.

De plus, elle est la cause et l’origine de tout ce qu’elle contient et manifeste, de tout ce qui se passe en elle.
 Sans elle rien ne se passerait : c’est pourquoi elle est dite cause immanente du monde.

Les modes

Mais dans ce monde, toutes les choses de la vie ont une cause, une raison, une explication, un commencement et une fin.
 Ces choses, ces modifications de la substance, Spinoza les nomme modes ou affections.

Les modes, à savoir tout ce que nous percevons de la substance, peuvent être extérieur à nous (les corps, les choses, etc.) ou intérieur (les pensées, émotions et images, etc.).

Ils ne se conçoivent pas par eux-mêmes et sont interdépendants. Autrement dit, un mode est tout à la fois causé par un autre mode et cause lui-même d’autres modes.

Seule l’existence est sans cause, comme nous l’avons vu.
 C’est l’origine de tout, elle-même sans origine ; un principe premier que nous devons concevoir afin de ne pas chercher sans fin l’origine de cette origine.

Ce principe premier est par nature simple et immédiatement accessible, compris et par conséquent ressenti.

Mais comment se manifestent les modes ? Dans le cadre des attributs de notre entendement.

Les attributs pensée et étendue

Spinoza précise en effet que notre entendement humain est limité, contrairement à celui de Dieu. 
Selon lui, l’entendement humain ne perçoit la substance que sous deux aspects – alors qu’il y en a en toute logique une infinité puisque la substance est infinie.

Ces aspects, qu’il nomme attributs, sont la pensée et l’étendue : 
- L’étendue c’est tout ce qui est extérieur, le monde physique à trois dimensions.
 – La pensée est tout ce qui est intérieur, sans dimension. Il s’agit de la pensée au sens large (conscience, images, émotions).
 Et c’est dans le cadre de ces attributs que nous apparaissent les modes.
 Ils ne sont donc pas autres que la substance, mais la substance elle-même en tant qu’elle nous est accessible.
 On pourrait dire, de ce point de vue, que Spinoza est à la fois matérialiste et spiritualiste puisqu’il n’oppose pas l’esprit et la matière mais les intègre dans une seule et même réalité qu’il appelle substance ou Dieu.

Dieu est la nature

Chez Spinoza, Dieu est donc la nature elle-même.
 Mais une nature qu’il distingue en tant que nature naturante et nature naturée : – La nature naturante (ce qui est Dieu) ce sont les attributs ;
 – La nature naturée (ce qui est en Dieu), ce sont les modes.

La substance est donc à la fois non manifestée en elle-même, pur être immobile, et manifestante en tant qu’attribut ; ce qui est manifesté étant les modes.

On peut donc dire que la substance est active et expressive, elle s’exprime par les attributs qui eux-mêmes s’expriment par les modes que nous sommes et que nous percevons.
 Mais revenons aux attributs.

Parallélisme, distinction et unité des attributs

Les deux attributs (étendue et pensée) sont bien distincts, totalement indépendants, tout en étant inséparables car exprimant une même substance ou réalité.
 Nous ne pouvons donc pas dire que l’un est cause de l’autre ; par exemple, comme le font les matérialistes, que la matière et le cerveau produisent l’esprit et la pensée – ou l’inverse comme le font les spiritualistes.

Ainsi, par exemple, ce n’est pas parce que nous trouvons dans le cerveau des zones correspondant aux phénomènes de la vie psychique qu’il faut en déduire que c’est le cerveau qui les produit.
 Nous pouvons juste observer un rapport de correspondances entre eux et non de causalité ; tout simplement parce que ce ne sont pas deux réalités ou substances différentes, comme le pensait par exemple Descartes, mais deux aspects différents d’une même réalité – comme le coté pile ou face d’une pièce de monnaie dont on ne peut pas dire qu’un coté soit cause de l’autre.

C’est ce qui est appelé le parallélisme des attributs chez Spinoza.
 Il n’y a donc pas de dualité et de causalité entre le corps et l’esprit mais des correspondances. Ainsi, ce qui se passe au niveau de l’esprit se passe aussi au niveau du corps : il n’y a pas deux évènements mais un seul, que l’on perçoit différemment.

Il est donc important de bien distinguer les deux attributs, l’étendue qui est extérieure – notre environnement, et la pensée qui est intérieure – notre subjectivité ; et de ne pas les confondre afin de garder une vision claire de la réalité et d’avoir, comme dit Spinoza, des idées adéquates sur cette réalité.

La perception pure et impure : ne pas confondre percevoir et penser

Une des manifestations de la confusion entre le réel et l’imaginaire, dont je parlais au début de ce texte, vient justement du mélange des deux attributs au niveau de la perception : la lucidité consiste à faire cesser ce mélange.

Lorsqu’il n’y a pas de mélange, la perception est pure et, selon Spinoza, nos idées sur le réel sont adéquates.
 S’il y a mélange, la perception est impure et nos idées sont inadéquates.
 Il ne faut pas voir dans ces termes de pur ou d’impur une connotation morale.

Dans la perception impure nous confondons percevoir et penser.

La plupart du temps, en effet, nous mélangeons ces deux activités de la pensée et projetons notre monde intérieur, c’est-à-dire nos pensées, sur le monde, ce qui nous empêche d’en avoir une vision claire puisque nous le regardons à travers le filtre de cette pensée, un filtre imaginaire.

Nous ne voyons pas le monde tel qu’il est, nous voyons plutôt notre monde. La perception est alors interprétation ; elle est utilitaire et intéressée.

Qu’est-ce qu’une perception qui ne serait ni interprétation ni intéressée, c’est-à-dire non mélangée avec l’activité de l’intellect ?
 Elle serait perception pure, non orientée, ouverte et détendue, autrement dit réceptivité. 
Cette perception comme manière de capter le réel sans y mettre de la pensée est contemplation.

Cette perception pure est-elle sans mémoire ?
 – Oui, car nous ne projetons plus ce que nous savons du monde, nos références, nos souvenirs, sur ce qui est perçu.
 – Non, parce que si la perception était complètement séparée de la pensée, elle ne serait que sensation chaotique et nous ne pourrions plus reconnaitre les choses.

Pour Spinoza, comme nous l’avons vu, les attributs pensée et étendue, bien que distincts, ne sont pas séparés : à une chose correspond toujours l’idée de cette chose ; l’idée est dans la pensée et la chose, que Spinoza appelle idéat, est dans l’étendue.
 L’idée et son idéat sont indissociables : sans idée, pas d’idéat, pas d’objet.

La perception pure est donc non pas sans mémoire mais sans souvenirs, libérée du connu et ouverture à l’inconnu.
 Les souvenirs sont toujours relatifs à l’objet en tant qu’il dépend des autres objets ; or il s’agit ici de percevoir cet objet en tant qu’il ne dépend que de lui-même, c’est-à-dire dans sa nature propre ou essence.

J’appelle cela un regard absolu, un regard qui absolutise chaque chose, laquelle existe alors par elle-même sans dépendance.
 La perception pure est bien une activité de la pensée mais en tant qu’intuitive et non discursive.

Elle permet d’accéder à la présence de l’objet, sans passer par sa représentation.

Sortir de la confusion entre penser et percevoir permet donc d’accéder à la perception pure.

Le regard pur

Ce qui nous empêche de percevoir les modes comme modes de la substance – c’est à dire percevoir le monde tel qu’il est – c’est qu’au lieu de les regarder pour eux-mêmes comme le font les artistes ou les contemplatifs, nous les référons toujours à d’autres choses qui sont dans notre mémoire.

Cela se fait par la pensée qui ajoute toujours un autre à ce qui est : elle surimpose les mots sur les choses, commente ce qu’elle regarde, au lieu de simplement regarder silencieusement.
 Elle écrase le réel sous le poids du langage.

Référer les choses à autre chose qu’elles, c’est les plier et s’empêcher de vraiment les voir ; c’est soumettre la vie à la pensée et donc la figer et en faire une chose.

C’est diviser la vie, la limiter, la nier et donc se diviser, se limiter et se nier puisque nous sommes la vie.
 t notre regard cesse alors de s’émerveiller et de s’étonner.
 La pensée tourne sur elle-même, coupée de sa source, la vie.

Avoir un regard sans référence, un regard libre et pur, non voilé par la pensée permet de déplier les choses qui tout d’un coup se redressent, telles les fleurs exposées à la lumière du soleil.

Un tel regard verrait que tout est toujours vivant et neuf comme si le monde naissait à chaque instant.

Dans l’unique enregistrement audio de sa voix, Bergson nous dit : 
« Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience et si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-même, je crois bien que l’art serait inutile ou plutôt que nous serions tous artistes car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature »

Le regard pur fait cesser la confusion entre percevoir et penser, confusion qui nous empêche d’être vraiment là, dans le moment présent et de percevoir clairement le réel.

Je précise que bien différencier le penser du percevoir ne nous empêche pas de penser. Cette distinction nous permet non seulement de percevoir plus clairement les choses mais aussi de penser plus clairement et plus juste quand cela est nécessaire.
 Elle nous permet de ne pas investir tout notre être dans la pensée au point de nous confondre avec elle et de confondre les idées et les images que nous avons de nous-même avec ce que nous sommes réellement, et donc de ne pas nous couper du monde et de la réalité.

La connaissance de Dieu passe par la connaissance des choses singulières

Pour revenir à Spinoza, lorsque la perception est mélangée à la pensée, nous ne percevons que les modes et en faisons des substances séparées des autres modes.
 Nous perdons alors la vision unitaire du monde, la vision de la substance qui relie tout. Lorsque la perception est pure, libérée du penser, nous percevons les modes comme mode de la substance unique et l’exprimant.

La perception des modes nous donnes accès au réel ou Dieu.
 Percevoir les modes tels qu’ils sont, c’est les percevoir dans leur essence, leur nature singulière d’étant ; et cette perception nous donne accès intuitivement à leur être qui est le même pour tous les étants.
 Spinoza résume tout cela en écrivant : « d’autant plus nous comprenons les choses singulières, d’autant plus nous comprenons Dieu ».
 En effet, pour lui, c’est par la connaissance de l’essence des choses singulières que nous accédons à « la connaissance de Dieu, de nous-même et du monde ». 
Cette connaissance, il l’appelle ‘’science intuitive’’ ou connaissance du troisième genre, connaissance qui est béatitude et l’aboutissement de son livre l’Ethique.

II/ Un chemin vers la lucidité : les trois genres de connaissance

Pour Spinoza, « tous les hommes connaissent Dieu mais peu le comprennent » du fait des idées fausses qu‘ils se font de Dieu, d’eux-mêmes et du monde. 
Nous connaissons déjà Dieu puisque nous nous savons exister et que Dieu est l’existence, mais nous n’en avons pas la compréhension complète qui nous permettrait de le ressentir.

Car, pour rappeler ce qui a été dit, nous nous percevons seulement comme un existant isolé parmi d’autres, face à un monde supposé extérieur ; et cette perception partielle nous empêche d’appréhender les existants et le monde comme l’expression d’une réalité unique dont chacun d’eux en est l’expression singulière.

Nous oublions cette réalité. 
Cet oubli vient des idées inadéquates que nous surimposons sans cesse sur le réel, lequel n’est que dans le présent – alors que les idées inadéquates viennent plutôt de notre passé et de notre conditionnement.

Rien ne manque au moment présent, tant que nous n’y ajoutons rien.
 Cet ‘’ajout’’, ce sont les idées inadéquates, ce que j’appelle l’imaginaire, lequel se confond avec le réel.
 Cette confusion est nommée premier genre de connaissance par Spinoza.
 Les deuxième et troisième genres de connaissance permettent de distinguer le réel de l’imaginaire – ce que j’appelle lucidité.
 Ainsi, les idées adéquates et vraies donnent accès au réel, autrement dit à la vie lucide et consciente qui est liberté et joie.

Reprenons ces trois genres de connaissance – J’emprunterai à Gilles Deleuze les termes d’affect, de concept et de percept pour définir ces trois genres de connaissance.

A/ Le premier genre de connaissance est celui de l’imagination ou affect : c’est la connaissance par les effets

C’est l’ensemble des idées inadéquates.
 C’est une connaissance très approximative de la réalité que nous apportent nos sens et notre imagination, sources de toutes les illusions, une connaissance purement empirique et par « expérience vague », non fondée sur la raison.
 Nous sommes ici dans les affects (ou affections) qui résultent des effets du monde extérieur sur notre corps.
 Nous ne pouvons pas dire que nous ayons une véritable pensée mais plutôt des opinions.
 On pourrait même dire que nous ne pensons pas encore mais que nous sommes pensés.
 C’est plus une pensée collective qu’une pensée individuelle, c’est la société et son conditionnement qui pensent à travers nous.

L’homme ici ne comprend pas vraiment les choses qui lui arrivent, car les comprendre serait en connaitre les causes et les raisons ; il se contente de les subir et de s’en faire juste une image (imagination), image qu’il rejette ou accepte selon son plaisir ou déplaisir.

Il est non seulement dans l’imaginaire mais aussi dans l’émotion, une émotion passive et réactive qui accompagne ces images.
 Si l’image est associée à quelque chose d’agréable, il en éprouve un affect de joie ; si elle est associée à quelque chose de désagréable, ce sera un affect de tristesse.

Sa possibilité d’action se limite à privilégier l’agréable au désagréable.
 Face aux difficultés de la vie, il en résulte inévitablement des conflits et des souffrances dus à l’attachement à ce qu’il aime et au refus de ce qu’il n’aime pas.
 Sera ainsi refusé ce qui est au nom de ce qui a été, par exemple une situation agréable que l’individu cherchera à retrouver.

Le réel, ‘‘ce qui est‘’, toujours au présent, est alors divisé, nié et écrasé par le passé et le futur, c’est-à-dire par un réel imaginaire qui n’existe plus ou pas encore.
 L’homme dans le premier genre de connaissance ne vit donc jamais dans le présent mais oscille continuellement entre le passé et le futur.

Le désir ou conatus

Cet homme alors est soumis au désir, qui est ici un désir-manque qu’il lui faut à tout prix satisfaire et combler.
 Ce désir est donc source de souffrances : l’individu éprouve un manque permanent qu’il cherche à compenser à défaut de pouvoir le combler ; car ce qu’il vit est un manque d’être, un être qu’il cherche toujours hier ou demain.

Ce manque est par ailleurs illusoire car l’être est toujours là, ici et maintenant, et ne manque jamais de rien.

Le désir dans ce premier mode de connaissance est détourné de sa véritable nature qui n’est pas un manque mais une auto-affirmation de soi.
 Le désir est l’essence de l’homme, dit Spinoza ; il le nomme ‘’conatus’’ ou puissance d’exister.

Le conatus, dit Spinoza, est un effort pour persévérer dans l’être. 
C’est une force qui anime tous les existants et tout l’univers.
 Schopenhauer l’appelle volonté ou vouloir vivre, et Nietzsche la nomme volonté de puissance (à ne pas confondre avec une volonté de pouvoir).

Penser le désir comme manque traduit une compréhension incomplète de sa nature.
 Car le désir, par nature, est mouvement et processus et non pas manque ; ce manque, bien que nécessaire, reste secondaire et ne définit donc pas l’essence du désir. 
Le manque est second par rapport à la puissance d’affirmation qu’est le désir. 
Le désir n’est pas essentiellement recherche de la satisfaction, une satisfaction qui en est l’arrêt, la mort – c’est pourquoi sitôt satisfait le désir passe à un autre objet. 
Si le désir est insatiable et jamais satisfait, c’est qu’en réalité, il n’est pas désir d’objet qui lui manquerait mais désir de soi.
 Ce qu’il aime, c’est d’abord la charge qui est intensité et puissance et qui le fait s’éprouver lui-même – au contraire de sa satisfaction qui est décharge, implique une baisse d’intensité et de puissance, un arrêt du désir, une sorte de mort. (Souvent la satisfaction s’accompagne de déception et de tristesse.)

Pour le dire autrement, nous pouvons distinguer entre un désir actif et un désir passif : 
- Le désir passif et réactif nous éloigne de notre nature, est négation de la vie et de soi, traduisant ainsi notre dépendance à ce qui n’est pas nous-même. A ce désir correspondent des affects passifs comme la tristesse et la peur.
 Spinoza appelle « passions » ces affects.

– Le désir actif, au contraire, nous rapproche de nous-même, de notre nature véritable et de la vie. C’est un désir qui est affirmation de la vie et de soi, et auquel correspondent des affects comme la joie et la confiance. 
C’est un désir amoureux, amoureux de ce qui est et de la vie.

Les deuxième et troisième genres de connaissance permettront de transformer ces affects passifs en affects actifs comme la joie, la confiance et la béatitude.

Un exemple d’idée inadéquate : les idées générales

Les idées inadéquates, selon Spinoza, ne sont pas des erreurs mais des vérités incomplètes, parce qu’à cette connaissance manque la compréhension qui ne peut venir que de la raison et de l’intuition – qui sont les deux autres modes de connaissance.

Prenons donc l’exemple des idées générales :

Et lorsque nous sommes affectés de façons répétitives par certaines choses, les distinctions entre leurs images tendent à s’estomper pour donner naissance à une image générique, une représentation confuse de l’espèce à laquelle ces choses sont censées appartenir .

Nous avons coutume d’exprimer cela par des termes abstraits, des termes que désignent des idées générales (homme, cheval, chien etc.). Toutes ces notions sont des fictions puisque rien ne leur correspond dans la nature (Daniel Pimbé, Spinoza)

Dans la réalité sensible, nous ne rencontrons pas ces êtres de fiction mais toujours des choses et des êtres particuliers ; jamais d’homme en général ou de chien en général, mais tel ou tel homme ou tel ou tel chien particulier.

Une idée générale comme celle du chien est une idée abstraite formée par la mémoire à partir des rencontres de chiens particuliers.

Les idées générales sont des généralisations d’êtres ou de choses particulières qui existent dans la réalité ; mais ce sont des idées inadéquates et confuses qui ne nous renseignent nullement sur la réalité des choses. Au contraire, elles nous empêchent même de regarder réellement telle ou telle chose particulière, tel chien ou tel homme puisque nous le recouvrons immédiatement d’un vocable général.

De plus, il ne faut pas oublier que les idées générales peuvent être néfastes parce qu’elles font oublier les différences individuelles, et qu’elles peuvent donc être la source de toutes les intolérances et du racisme.
 Les idées générales concourent à diviser les hommes, elles sont imaginaires et incitent à juger en bien et en mal, à s’affronter, à opposer les êtres particuliers entre eux au nom de catégories fictives.

Dans le premier genre de connaissance, nous ne voyons que ce qui oppose les choses

Nous ne voyons pas ce qui relie les hommes, ce qu’ils ont en commun ; nous ne voyons que ce qui les différencie.
 Différences que nous vivons trop souvent comme une menace, comme une opposition ; Différences que nous percevons mal puisque nous rabattons sur elles des idées générales.

Avant d’en arriver à vivre l’unicité du réel, il faut déjà cesser d’opposer les choses, les modes et percevoir ce qu’ils ont en commun et qui les relie : la raison permet cela.

B/ Le deuxième genre de connaissance est celui de la raison ou des concepts : c’est la connaissance par les causes et les notions communes

Nous passons ici des idées inadéquates aux idées adéquates, des images-affects aux concepts, c’est-à-dire à la raison discursive.
 C’est la connaissance non plus par les effets des choses sur nous-mêmes, mais par leurs causes ; c’est aussi la connaissance des rapports entre les choses et des notions communes qui rendent possible ces rapports.

Deleuze écrit : « Tout le problème est : comment arrivons-nous à avoir, à former des idées adéquates, puisque notre condition naturelle nous détermine à n’avoir que des idées inadéquates ? La réponse sera donnée par la production des notions communes ».

Comprendre, c’est faire usage de la raison et cesser de ne rester qu’au niveau de l’imaginaire, des réactions et des émotions ; la raison permet de mettre les choses en relation et de voir ce qui peut les relier, ce qu’elles partagent en commun.
 Le but étant d’avoir une compréhension unitaire des choses, la fonction de la raison est non de diviser, d’opposer, mais d’unifier, de ramener le multiple à l’un, de chercher le dénominateur commun des choses.

C’est le début de la lucidité.

Les notions communes qui relient les choses

Pour Spinoza ces idées ne sont pas générales mais communes parce qu’elles se trouvent pareillement dans la partie et le tout.
 Par exemple : « les corps matériels ont en commun la propriété de s’étendre, d’occuper de l’espace, les lois de l’étendue sont donc des propriétés communes à tous les corps matériels, lois contenues intégralement dans chaque fragment de matière aussi bien que dans toute la matière».

Ces notions communes permettent de relier les êtres et les choses.
 En se disant, par exemple, que toutes les choses, aussi différentes soient-elles, sont de la matière, notre pensée, faute d’objet concret puisque la matière en elle-même est invisible – on ne trouve que des formes de la matière – laisse place à l’intuition de l’unité des choses matérielles.

On peut ainsi concevoir des fils pour relier les perles que sont les êtres et les choses et en sentir le collier, l’harmonie.
 Les notions communes sont les fils de l’unité.
 Elles sont adéquates car elles rassemblent les hommes et les choses.

La raison utilise des notions communes pour comprendre et relier les choses Les hommes s’accordent nécessairement sur leur propriétés communes.
 Plus on connait l’humanité et la nature rationnellement selon ce deuxième genre, plus on prend conscience de son unité.

Dans la métaphore de la vague et l’océan évoquée plus haut, l’eau est la notion commune à toutes les vagues, les reliant et faisant leur unité.

L’idée vraie

Les notions communes sont des idées adéquates et vraies ; ce sont des idées absolues parce que ne dépendant pas d’autres idées pour être comprises.

Elles sont immédiatement comprises comme les idées d’être, d’existence, de vie ou de soi- même : soi-même en tant qu’idée commune et absolue, c’est le je suis : je suis est ce qui est commun à chacun de nous.

Tant que nous nous pensons uniquement comme un tel ou une telle, nous restons un existant dans l’existence. Mais dès que nous nous appréhendons comme pur « je suis » – et donc en se distinguant (et distinguer n’est pas rejeter) de notre personne – alors nous devenons l’existence elle-même, autrement dit pareil à Dieu.

Je suis n’est-il pas le nom de Dieu dans la bible ?
 Lorsque Moise lui demande qui il est, sa réponse est : je suis celui qui suis.

Deleuze écrit : « les idées adéquates sont des idées vraies, qui sont en nous comme elles sont en Dieu. Elles sont représentatives, non plus d’états de choses et de ce qui nous arrive, mais de ce que nous sommes et de ce que les choses sont.
 Elles forment un ensemble systématique à trois sommets, idée de nous-même, idée de Dieu, idées des autres choses »

Les idées adéquates apaisent immédiatement l’esprit et lui permettent de passer au troisième genre de connaissance, à savoir la connaissance directe et intuitive du réel.
 Autrement dit, l’idée vraie touche à la fois l’intellect, le cœur et le ressenti.

Les connaissances du deuxième et troisième genre sont les deux aspects d’une même compréhension à la fois horizontale et verticale. L’horizontalité en est la compréhension indirecte nécessitant les concepts et la verticalité, la compréhension directe et immédiate nécessitant les percepts, c’est-à-dire l’intuition. Les deux compréhensions s’impliquent mutuellement, l’une traduisant et exprimant l’autre. A ce niveau, pensée et vie ne sont plus séparées et penser l’être ou Dieu, c’est le vivre.

C/ Le troisième genre de connaissance est celui de l’intuition ou percept : c’est la connaissance par les essences

Percept parce qu’il s’agit ici de la perception directe et intuitive qui ne passe donc ni par les images-affects ni par les concepts ; perception directe qui nous donne accès aux essences des choses, c’est-à-dire à leur nature.

Au niveau de l’attribut étendue, cela se traduit par la perception pure de l’essence des choses du fait de la distinction entre percevoir et penser dont nous avons déjà parlé.

Au niveau de l’attribut pensée, c’est la perception ou compréhension intuitive des idées vraies ou absolues et notamment de l’idée vraie de soi- même, de notre essence.

Pour le mode que nous sommes, si les idées adéquates du second genre, écrit Deleuze, sont « les notions communes qui expriment notre convenance interne avec les autres modes existants, les idées adéquates du troisième genre et notamment celles de notre propre essence viennent nécessairement du dedans avec l’essence de Dieu et toutes les autres essences... »

L’accès direct au réel

Selon Spinoza, c’est seulement dans le troisième genre de connaissance que l’on peut avoir un accès direct au réel, aux choses mêmes sans passer par leurs images produites par l’habitude, la mémoire (premier genre de connaissance).
 L’accès aux choses mêmes ne passe plus également par la raison discursive (deuxième genre). Cet accès passe par l’intuition – qu’il appelle science intuitive afin de signaler que nous ne sommes pas ici dans l’irrationnel mais dans une raison supérieure qui est l’aboutissement du deuxième genre de connaissance.

Nous ne sommes plus ici dans le domaine des images, mais dans celui des choses réelles et singulières, non écrasées ou dédoublées en image, choses qui expriment la vie, la substance. Ces choses ne sont plus vraiment des objets mais des évènements avec la nouveauté propre à tout événement ou manifestation.

Et c’est sur le sens de la singularité des choses qu’il faut s’interroger :
 Spinoza dit que la connaissance de Dieu passe nécessairement par la connaissance des choses singulières ; il parle bien des choses en elles-mêmes et non de leur image.
 Ces choses sont alors comprises et perçues comme non séparées entre elles, non séparées de nous et non séparées de la substance, mais comme des expressions ou modes de la substance, c’est-à-dire de Dieu. 
Le troisième genre de connaissance nous donne accès à la fois à la connaissance du monde, de nous-même et de Dieu, connaissance qui est une seule et même connaissance.

Dans notre métaphore de la vague et l’océan, les vagues sont alors comprises et perçues comme exprimant une réalité unique : l’océan.

L’unité s’exprime et se réalise par les verbes infinitifs : voir, être vision

Le troisième genre de connaissance, c’est donc la connaissance adéquate du réel qui fait que celui-ci est ressenti et perçu comme un tout, comme UN.
 Ce qui exprime le mieux cette unité, ce sont les verbes infinitifs, tous issus du premier verbe infinitif : être.

Prenons l’exemple de la vision :

Nous avons, dans la vision ordinaire, l’impression d’être quelqu’un qui voit quelque chose et ce quelqu’un se sent extérieur à ce qu’il voit : le sujet voyant se croit distinct et séparé de l’objet vu. 
Dans la connaissance du troisième genre, nous nous situons plutôt dans l’acte même de la vision, nous nous sentons alors d’abord vision avant d’être un voyant.

Dans l’acte immédiat, il n’y a pas séparation ; il y a d’abord la vision qui est un tout réunissant voir, voyant et vu.

Rappelons-nous, dans le premier genre de connaissance, non seulement nous ne voyons pas la substance de la chose observée, sa réalité, mais nous oublions aussi notre propre réalité de voyant et ne voyons pas que nous sommes aussi ce que nous voyons puisque partageant la même substance.

Or, la réalité de la vision, c’est l’unité de l’acte de voir, du sujet voyant et de l’objet vu.
 Celui qui réalise la connaissance du troisième genre, ne serait-ce que par moments, ressent cette unité. 
En quelque sorte, il regarde le monde avec l’œil de l’esprit qui est unique et non pas seulement par les yeux physiques qui sont doubles ; œil de l’esprit par lequel, d’après Spinoza, « nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels ».

Le troisième genre de connaissance comme compréhension

Cette connaissance du troisième genre n’exclut pas le deux autres genres.
 En réalité nous oscillons toujours entre les trois.
 Ainsi, dans les moments de compréhension, nous pouvons considérer que la compréhension en tant que telle relève du troisième genre, qu’elle est la brusque illumination d’ordre intuitive de la pensée ; c’est le cri d’Archimède eurêka !
 Cette compréhension est toujours imprévisible et intuitive ; elle s’accompagne de joie.
 Mais pour que cela arrive, il a fallu tout un cheminement, un cheminement qui est le travail de la connaissance du second genre, celui de la raison.
 Nous pouvons considérer que ce travail est un processus dialectique visant à résoudre des contradictions ; et que la compréhension est le saut qualitatif qui aboutit à la résolution de ces contradictions : la dualité (thèse, antithèse) se fond dans l’un ou non dualité, ce que Hegel appelait synthèse.

Le troisième genre de connaissance ou l’amour intellectuel de Dieu

On peut ainsi considérer que le troisième genre de connaissance est la synthèse des deux autres.
 L’intuition (percept) est ainsi la synthèse du ressenti (affect) et de l’intellect (concept).
 C’est pourquoi Spinoza pouvait parler de la connaissance du troisième genre comme étant « l’amour intellectuel de Dieu », ce qui semble être un oxymore puisque, comme on dit, « le cœur a ses raisons que la raison ignore ».

Un exemple concret des trois genres de connaissance (Deleuze)

Deleuze donne un exemple concret de ces trois genres de connaissance :
 – Dans le premier genre, je suis dans l’eau mais je ne sais pas nager, je subis les vagues, je barbote et me laisse ballotter par elles ; je risque de me noyer, la rencontre avec les vagues peut me faire peur et mal, je suis affecté par les vagues ;
 – Dans le deuxième genre de connaissance, j’apprends à nager et j’établis donc des rapports avec l’eau et les vagues pour ne plus seulement les subir mais jouer avec ; je ne suis pas seulement affecté par les vagues, je les affecte aussi, je compose mes rapports avec elles.

– Dans le troisième genre, je nage et je peux dire que je suis un avec l’eau et les vagues ; j’ai une connaissance directe des essences dont dépendent les rapports, l’essence de mon corps, de l’eau et des vagues ; je me sens un avec l’eau ; affecté par les vagues, j’ai l’impression de m’affecter moi-même puisqu’il n’y a plus de séparation entre un intérieur et un extérieur. Je ressens l’agencement entre mon corps, les vagues et l’eau comme un tout qui est de nager ; je suis moins quelqu’un qui nage que la nage elle-même.

Comme le musicien est moins quelqu’un qui joue de la musique que la musique, il est devenu musique ; son corps n’est plus séparé du piano, il fait corps avec, comme le nageur fait corps avec les vagues et l’eau.

Faire corps avec, c’est étendre son corps au delà de ses limites.

Si accéder au deuxième genre nous rend plus adulte et humain, notre part humaine, par le troisième genre est comme intégrée dans une dimension plus large qui est celle de la nature ; une nature dont ne sommes plus séparés et qui est ce que nous sommes en réalité, au plus profond de notre cœur et de notre être.

Un être qui est aussi celui de tous et de tout, un être qui nous rend pleinement humain tout en nous élevant au divin, au réel.

Conclusion

Nécessité de la lucidité comme distinction et unité du réel et de l’imaginaire

Mais je crains qu’une bonne partie de l’humanité ne soit pas encore adulte et se contente de vivre dans le premier genre de connaissance, ce qui explique l’état de notre monde, toutes les divisions et guerres, qu’elles soient en nous ou hors de nous ; 
La connaissance du réel permet, sans exclure l’imaginaire, de s’en distinguer et d’éviter ainsi toutes les conséquences malheureuses qui résultent de leur confusion, laquelle est l’illusion propre au premier genre de connaissance.

Lorsque j’écris que la lucidité est de savoir distinguer le réel de l’imaginaire, cela implique le maintien de ce que l’on distingue, c’est une distinction sans séparation.
 Distinction et non séparation entre réel et imaginaire, mais aussi entre être et étant, existence et existant, substance et modes, attributs étendue et pensée, vie et choses de la vie, conscience et monde, sujet et objet, Dieu et l’homme…

J’appelle cela la véritable non dualité (l’un), non pas une non dualité qui exclut la dualité (deux) et qui n’est que confusion, mais une non dualité qui intègre toutes les dualités et donc respecte les différences.

En philosophie on l’appelle monisme ; la philosophie de Spinoza est moniste. Pour moi, la compréhension juste est celle qui distingue et unit à la fois.
 La réalité absolue n’est pas l’un seul mais l’un dans le multiple.

Ce que j’appelle la lucidité ou vivre consciemment, c’est non pas vivre sans imaginaire mais être libre de l’imaginaire. 
Etre lucide et vivre dans le réel, ce n’est pas vivre sans rêves, mais se donner les moyens de les réaliser.

C’est faire de sa vie un rêve, mais un rêve lucide et éveillé.
 C’est vivre vraiment, pleinement et dans un monde qui n’est pas seulement une image mais un monde vivant ; comme disait Richard Bach : « l’image est irréelle mais sa beauté est réelle ».

Etre lucide c’est vivre en aimant la vie, c’est vivre dans la joie, dans la joie d’exister et d’être vivant.
 Cette joie est une joie pure qui ne dépend de rien. 
C’est tout simplement la joie d’être.

Joie que Spinoza appelait béatitude C’est le bonheur de vivre.

« C’est le mental et les sens qui semblent diviser l’unité Conscience/Existence en deux, entre « moi » et « l’autre », ceci et cela, le sujet et l’objet.
 Lorsque l’identité de la Conscience et de l’Existence se révèle, cette révélation est connue comme le bonheur au niveau du corps, la paix au niveau du mental et la beauté au niveau du monde. »(Rupert Spira , La transparence des choses)

 

Joel Brassy
Le 26-12-2016